- OULÉMAS
- OULÉMASPlutôt qu’oulémas, ou encore «ulémas», on devrait écrire: oulamas. Le mot n’est en effet que la transposition en français de l’arabe ‘ulam ’ , pluriel de ‘ lim , «savant». Déjà présent dans le Coran en un sens général, ce terme a progressivement reçu dans l’islam une acception technique. Très tôt sans doute, il désigne l’homme qui a acquis le «savoir» fondamental dans la communauté, c’est-à-dire la connaissance matérielle du Coran et des traditions prophétiques. Le «savant» est alors distingué du faq 稜h , l’homme capable de pénétrer, apprécier et appliquer judicieusement ces données du «savoir». Mais dans l’islam classique, et jusqu’à nos jours dans les milieux traditionnels, on entend plus largement par oulémas tous les savants en sciences religieuses, sciences qui se polarisent sur le fiqh au sens restreint, autrement dit le droit musulman.Les premiers oulémas, vers la troisième génération de l’islam, ont d’abord émergé dans la communauté comme un groupe spécifique assez mal délimité. Longtemps issus du petit peuple, ils ont toujours conservé la faveur des masses populaires. Les circonstances de leur apparition restent un problème majeur pour l’historien de la religion musulmane: car leur existence et leur évolution commandent le développement du droit musulman, et aussi du ムad 稜th . Une tradition, consignée dans les recueils canoniques et citée à l’envi par tous les auteurs, n’hésite pas à dire: «Les savants sont les héritiers des prophètes.» L’autorité des oulémas, «interprètes qualifiés de la conscience religieuse» (Schacht), ira jusqu’à balancer celle des califes.À l’époque actuelle, comme au moment de toute crise, les musulmans se tournent de nouveau vers leurs oulémas. Parfois liés aux mouvements islamistes, souvent hostiles à ceux-ci, toujours opposés aux modernistes de toute tendance, ils conservent une grande influence. Depuis un siècle, comme on le verra ci-dessous, plusieurs associations ou collèges ont pris leur nom et répandu leur action. Ainsi la Nadwat al-‘Ulam , fondée en 1894 à Lucknow (Inde) par Shibl 稜 Nu‘m n 稜: institution d’éducation secondaire et universitaire; la Nahdat ul Ulama, fondée en 1926: organisation indonésienne traditionaliste; l’Association des oulémas algériens, fondée en 1931 par le réformiste Ibn Bad 稜s: œuvrant comme un «mouvement de résistance culturelle», elle a joué un rôle important dans le réveil de l’islam et l’enseignement de la langue arabe avant l’indépendance. La loi égyptienne de 1961 qui réformait l’université de l’Azhar, au Caire, y a institué une Académie des recherches islamiques: celle-ci organise des congrès des oulémas de caractère largement international.En Iran, dans le sh 稜‘isme imamite, le rôle des oulémas est de premier plan. Ils avaient déjà occupé le devant de la scène politique sous la dynastie q dj r, et obtenu la Constitution de 1906. Avec Khomeyni, ils ont renversé la dynastie pahlavie et institué en 1979 la République islamique d’Iran. Il s’agit toutefois d’un cas très particulier à tous égards, et lié à d’importantes évolutions doctrinales à l’intérieur du sh 稜‘isme lui-même.Dans l’islam classiqueDans l’ancienne société islamique, les «savants» étaient les spécialistes du droit et de la religion. Les études auxquelles ils se livraient ne comportaient aucun cadre précis, aucun programme; leur durée était variable au gré de ceux qui les avaient entreprises, et bien que la plupart des oulémas – passé la période héroïque des débuts – se fussent targués de détenir un certificat (idjaza ) du maître qui les avait formés, aucun diplôme n’était, en principe, exigé d’eux puisque leur qualité ne leur était pas conférée par l’autorité publique. On imagine facilement que, dans de telles conditions, la valeur scientifique de ceux qui passaient aux yeux du public pour des oulémas varia considérablement suivant les époques, et d’un pays à l’autre, voire dans la même ville.Ainsi, aucune fonction officielle n’était attachée à la qualité d’oulémas, ni, a fortiori, aucune rétribution. Mais si en tant qu’oulémas ils demeurèrent en dehors de toute organisation officielle ou privée, la considération qui s’attachait à leur personne leur valut, d’une façon constante, pendant dix siècles (jusqu’au milieu du XIXe s.), les plus belles situations matérielles. C’est parmi eux qu’étaient recrutés les juges de tous grades, les muft 稜 ou consultants officiels, les im m des grandes mosquées, les professeurs d’universités-mosquées. Bref, ils avaient en leur pouvoir la justice, l’enseignement et le culte. Juges (q ボ 稜 ) mis à part, ils trouvaient «leurs principales ressources dans les revenus des biens de mainmorte qui sont rattachés aux mosquées et écoles dépendant de leur juridiction» (J. Gaudefroy-Demombynes).Si l’on exclut ces cas, assez nombreux il est vrai, où le titre de ‘ lim se confond avec ceux que valent aux oulémas les fonctions qu’éventuellement ils peuvent exercer, cette notion a toujours été vague et fluctuante. On trouve un exemple significatif de cette imprécision conceptuelle dans le choix que le principal parti musulman d’Indonésie a fait de son nom: Nahdat ul Ulama, soit «Mouvement (de renaissance) des oulémas». Lorsqu’en 1952 ce parti s’est séparé de la Masjumi (confédération de plusieurs partis politiques islamiques), son premier souci a été de se distinguer de la Mohammadiyya, autre formation musulmane, mais modernisante, et du Dar ul Islam, groupement nettement extrémiste. Le nouveau parti se voulait conservateur sur le plan religieux, mais relativement libéral sur le plan politique et social. Aux dirigeants du parti, parmi lesquels on ne compte pas plus d’oulémas que dans les autres formations politiques musulmanes, un tel archétype a paru représenter l’homme aux tendances politiques modérées, mais dont l’attachement aux principes de l’islam ne va pas jusqu’à faire condamner le culte des saints locaux et celui des morts, l’un et l’autre très florissants en Indonésie. On est loin de l’idée que l’on s’en fait habituellement en Orient de nos jours.Les «tout-puissants oulémas»En tant que défenseurs de l’intégrité de la foi et des institutions fondamentales de l’islam (statut personnel et successoral), il est certain que les oulémas furent tout-puissants jusqu’à une époque relativement récente, peut-être parce qu’avant le XIXe siècle l’islam n’avait été réellement confronté, dans ce domaine, avec aucune autre «idéologie» que la sienne. Mais, quand les influences étrangères ont commencé à s’y faire sentir, vers le milieu du XIXe siècle, les oulémas sont alors devenus, dans l’esprit du musulman peu enclin à la critique, le symbole d’un conservatisme, plutôt rétrograde, et, dans l’esprit de leurs adversaires modernistes, les tenants d’une politique de refus catégorique de toute évolution intellectuelle et sociale. Dans leur lutte pour le maintien des structures anciennes, les oulémas ont subi quelques grands échecs (Tanz 稜m t ottoman au milieu du XIXe siècle, réforme judiciaire en Égypte à la fin du XIXe siècle); mais, dans l’ensemble, leur influence dans ce domaine est loin d’avoir été négligeable, comme en témoigne la timidité des retouches au droit traditionnel apportées par le législateur moderne dans les codes du statut des personnes et dans les lois sur la famille promulguées dans de nombreux pays arabes.Une mention spéciale doit être réservée au continent indien. L’influence des oulémas y fut toujours plus marquée que partout ailleurs dans l’islam, peut-être en raison du coude à coude quotidien avec des populations hindoues, qui obligeait les musulmans à se serrer autour de leur chef spirituel; mais cette explication ne rend pas compte de l’autorité que les oulémas ont conservée aujourd’hui encore au Pakistan, cependant en totalité musulman, où on les voit traiter d’égal à égal avec l’État, comme dans leur manifeste constitutionnel de 1951, paru à Karachi sous le titre Ulama’s Amendments to the Basic Principles Committee’s Report .Si, dans le domaine de la défense des principes fondamentaux de l’islam, le pouvoir des oulémas fut très étendu et le reste aujourd’hui encore, force est de constater qu’ils ont assez peu souvent infléchi la politique générale des souverains dans le passé, et encore moins à l’époque contemporaine. Encore faut-il ne pas les créditer de succès dont l’histoire n’apporte pas la preuve certaine. Ainsi, E. W. Lane, décrivant la situation en Égypte au début du XIXe siècle, constate que les oulémas «ont perdu aujourd’hui toute leur influence sur le gouvernement» après avoir affirmé que «le Conseil des oulémas tint souvent en respect les pachas turcs et les chefs mamlouks, et mit un frein à la cruauté de ces derniers». Un second exemple illustre cette fréquente impuissance des oulémas à peser sur la politique générale des souverains: quand, au Maroc, au début du XVIe siècle, le pouvoir chérifien eut entrepris de détruire la dynastie toucouleur fixée à Gao, et qui avait fait de Tombouctou un foyer de l’islam missionnaire, aucune des véhémentes protestations des oulémas marocains de l’époque ne réussit à l’en dissuader.Les collèges ou conseils d’oulémasDès les premiers siècles de l’islam, on trouve mentionnés, dans les écrits des historiographes et des géographes, des conseils d’oulémas installés près des souverains et même des gouverneurs de province. À vrai dire, il est surtout question dans ces écrits de «chefs des oulémas» (ra’ 稜s al-‘ulam ’ ). On cite ceux de Médine, de Bagdad, de Damas, de Haute-Égypte et de Basse-Égypte, mais les textes sont muets sur la composition des collèges, qu’ils étaient censés diriger, à telle enseigne qu’on s’est demandé s’il ne s’agissait pas d’un titre honorifique ne correspondant à aucun conseil organisé. Toutefois, dès l’époque ottomane, l’hésitation n’est plus permise: il y eut à Istanbul un véritable Conseil des oulémas, dont les membres étaient désignés par le Shaykh al-isl m et le Grand Vizir. Ils étaient rétribués, généralement, sur les revenus des fondations pieuses. Les grandes cités de l’Empire ottoman, cités dotées d’une mosquée illustre (Jérusalem, Le Caire, etc.), eurent aussi leur propre conseil, et la pratique s’étendit à tout l’islam.Ces conseils n’avaient pas, en général, de pouvoir de décision: leur rôle se bornait à donner leur avis, lors de demandes de consultations des autorités. Il faut reconnaître que la situation des membres de tels conseils était pour le moins inconfortable, face à un gouvernement qui les avait nommés, qui pouvait les révoquer et qui les rétribuait directement ou indirectement, et l’on comprend qu’ils aient plus souvent cédé que résisté aux pressions qui se sont exercées sur eux, même quand il s’est agi d’une demande aussi extravagante que celle du roi Farouk, voulant faire attester qu’il était de descendance chérifienne!L’Aréopage d’Al-AzharDe tous les conseils ou collèges d’oulémas existant dans le monde, le mieux structuré, et celui dont le prestige est le moins discuté, est l’Aréopage des grands oulémas de la célèbre université islamique d’Al-Azhar au Caire. Il a succédé à l’ancien Conseil des oulémas qui, pendant des siècles, avait fonctionné au sein de la mosquée d’Al-Azhar.Composé de cinquante membres nommés par décret, sur proposition du Grand Shaykh d’Al-Azhar, qui en est le président, l’Aréopage comprend une assemblée générale et un secrétariat général, organe permanent qui dirige de nombreux services administratifs.Les membres de l’Aréopage sont choisis parmi les grands oulémas d’Égypte et de l’islam: vingt d’entre eux peuvent en effet ne pas avoir la nationalité égyptienne. En dehors des conditions d’âge (au moins quarante ans) et d’honorabilité, ils doivent être titulaires d’un diplôme supérieur délivré par une université musulmane et avoir écrit «une œuvre scientifique de valeur, se rapportant aux États islamiques». Certains membres le sont à service complet, les autres à service partiel. Les émoluments sont différents suivant les cas. L’Aréopage choisit dans le monde entier des membres correspondants qui sont nommés par décret.La mission de l’Aréopage est précisée en termes un peu grandiloquents dans l’article 15 de la loi organique du 15 juillet 1961. Elle concerne essentiellement la défense de la religion musulmane et la «rénovation de la culture islamique», en collaboration, éventuellement, ajoute le texte, avec l’université d’Al-Azhar.L’Association des oulémas algériensL’Association des oulémas algériens n’a rien eu de comparable – quel que soit le point de vue auquel on se place – avec l’Aréopage d’Al-Azhar. Fondée en 1931 à Constantine par Abdel-Hamid ben Badis, elle groupait au début une dizaine de diplômés du Caire, de Damas et surtout de la Zayt na de Tunis. Ses premiers fonds lui vinrent d’un riche commerçant d’Alger. Elle s’était donné pour objectif de faire revivre en Algérie la culture arabe et musulmane. Son action s’est exercée, dans les milieux lettrés, par la publication d’un mensuel, Al-Shih b , plus tard remplacé par un hebdomadaire, Al-Ba ル ’ir ; elle a atteint les milieux populaires par des sortes de prédications en plein air, et les jeunes par la création d’écoles et de clubs privés.La personnalité de Ben Badis domine, et de loin, celle de ses compagnons. Il s’était réservé le Constantinois, qu’il parcourait en prononçant des discours improvisés, mi-religieux, mi-nationalistes, dans les marchés et autres lieux de réunion. En règle générale, les autorités ne sont pas intervenues, peut-être en raison du caractère spontané de telles «prédications».Après la mort de Ben Badis, en 1940, l’Association a été dirigée par le shaykh Bachir Ibrahimi: l’hebdomadaire Al-Ba ル ’ir parut jusqu’en 1955. C’est dans cet organe qu’étaient publiés tous les manifestes de l’Association.L’Association des oulémas algériens a symbolisé une Algérie à la recherche de sa culture islamique et de son passé. Son action dans ce domaine n’a pas été négligeable. Lors de l’assemblée générale de ses «oulémas» tenue à Alger en 1951, elle pouvait revendiquer l’ouverture de 125 écoles primaires, comprenant 300 classes. C’était surtout par les cours du soir, faits en arabe, qui touchaient 20 000 élèves, que s’affirmait sa vocation culturelle. Elle avait créé un institut à Tlemcen et un autre à Constantine, qui avaient pour mission de préparer les étudiants à entrer à la Zayt na de Tunis.Dans les années qui ont suivi l’indépendance, l’Association ne s’est plus manifestée en tant que telle, et les «appels» paraissant dans la presse sont, après 1962, signés par des groupements comme les «Oulémas de l’islam et de la langue arabe».
Encyclopédie Universelle. 2012.